Festival Avignon : En aparté avec Julia de Gasquet, Léonor de Récondo et Mélanie Traversier

par | 9 Juin 2025

En 1972 au Portugal, trois femmes appelées « Les trois Marias » écrivent un brûlot politique et littéraire qu’elles publieront l’année suivante. Maria Velho da Costa, Maria Isabel Barreno et Maria Teresa Horta célèbrent à travers une œuvre hybride et fragmentaire, composée de 120 textes (lettres, poèmes, rapports, textes narratifs, essais et citations), ce que peuvent la littérature, les mots et le langage. Plus de 50 ans se sont écoulés et Léonor de Récondo, Julia de Gasquet et Mélanie Traversier envisagent de recréer sur scène et de confronter la parole de ces Nouvelles lettres portugaises à la condition actuelle des femmes. À l’occasion de ce nouveau spectacle Le désir du désir du désir, ces trois artistes nous ont offert un entretien passionnant ! Vous pourrez les applaudir au Théâtre Barretta à 12h30 au Festival du Off à Avignon du 5 au 26 juillet 2025 ! 

SPL_ Pourquoi vous êtes-vous intéressées à ces Nouvelles Lettres portugaises ?

 

Julia de Gasquet_ Je possédais ce texte depuis longtemps. Je l’ai donné à lire à Léonor qui s’en est emparée..

Léonor de Récondo_ 
Pour ma part, je ne connaissais pas du tout ce texte. Pour le resituer, il est publié en 1973, sous la dictature de Salazar. Trois femmes s’écrivent. Elles s’appellent toutes les trois Maria. C’est dans ce contexte un peu difficile qu’elles vont écrire ce livre qui sera saisi par la police politique. Elles l’envoient en Europe. Il sera reçu par toutes les féministes de l’époque de façon très enthousiaste. Ces trois femmes vont devenir de grandes égéries, de grandes figures du féminisme international. J’ignorais tout de cette histoire. Le livre est indisponible. Depuis quelques semaines, il est à nouveau traduit et vient d’être à nouveau publié. Mais quand Julia me le met entre les mains il y a 2 ans, il était indisponible. Julia est formidable !!! (rires). Je le lis et c’est pour moi un choc ! Tout d’abord, la puissance de ce qu’elles disent sur la condition de la femme à l’époque, avec la grande liberté avec laquelle elles en parlent et enfin le procédé littéraire. Le fait de ne jamais savoir qui écrit quoi. 300 pages tout de même ! Il y a de la poésie, de la fiction, des textes plus sociologiques. C’est extrêmement riche d’un point de vue formel. Je m’interroge de mon point de vue d’écrivaine 50 ans après sa publication : où en sommes-nous aujourd’hui ? Je tisse un texte citant parfois les Nouvelles lettres portugaises en incorporant un récit que j’ai écrit. Il y a donc la figure de l’autrice (la mienne) et la figure des trois Marias, et celle de la religieuse du XVIIe siècle, Mariana. L’idée est de se perdre sans plus savoir à quelle époque nous nous situons.

SPL_ Ce texte est décorrélé des toutes premières Lettres portugaises ?

 

Léonor de Récondo _ Les Trois Maria se questionnent à propos de cette religieuse, Mariana Alcoforado, qui est devenue l’archétype de la femme délaissée. Il y a une mise en abyme de la condition de la femme du XVIIe siècle à 2025 en passant par 1974.

Julia de Gasquet_ oui, on entend ces trois temporalités.

Mélanie Traversier_ Je connaissais Les nouvelles lettres portugaises par ma curiosité et ma vive passion pour l’écriture de Monique Wittig. Il faut dire que c’est grâce à elle et Christiane Rochefort que ce texte a été traduit en français et publié au Seuil en 1974. C’est cette version que nous utilisons. Ce qui m’intéressait personnellement était d’enchevêtrer des générations de femmes féministes, parfois autrices pour questionner la place des femmes, le corps des femmes, le désir et son impossibilité ou encore le défi de toujours désirer dans une société qui maltraite les femmes hier comme aujourd’hui. Il y avait pour moi un geste politique, féministe, artistique et enfin une rencontre amicale au plateau. On est amies et c’est une magnifique occasion dont on s’est emparées pour créer ensemble quelque chose. Il y a ces résonnances multiples qui nous ont portées sur cette proposition de Julia. Nous sommes des femmes qui vivons dans une démocratie, toutes intellectuelles, comédiennes et artistes.

Julia de Gasquet_ Et nous parlons toutes ces langues. Ces femmes, que nous sommes sur le plateau, ces comédiennes que nous devenons. Cela ne produit pas un théâtre mimétique où l’on va jouer avec des personnages du début à la fin. C’est ce qui est important dans le geste artistique ici.

 

SPL_ Léonor, comment ne pas perdre le spectateur dans cet enchevêtrement de voix ?

Léonor de Récondo _C’est tout le défi de ce spectacle. J’apparais au début, les deux Maria étant déjà sur scène, je les nomme et j’explique ce que l’on va raconter. De facto, je déroule l’histoire de ces trois Maria et de leur rapport à Mariana, la religieuse portugaise. Petit à petit, on tisse le propos et on entre dans des espaces, notamment celui des Maria dans les années 70. Moi-même, je continue de les interroger et parfois je les rejoins. Parfois, on s’adresse à Mariana. À la fin, il y a une sorte de glissement qui vient clore le spectacle avec une interrogation contemporaine sur les questions que se sont posées Mariana et les trois Maria. Il s’agit d’une boucle.

SPL_ Quel est la destination de ce spectacle ? Plutôt sociologique ou émotionnelle ?

Léonor de Récondo_ Emotionnelle. S’il y a de l’art, il y a de l’émotion. Les personnages ont une épaisseur émotionnelle ; les trois Maria se posent des questions sur l’avortement, sur la sexualité de la femme. C’est ainsi que toutes les générations se retrouvent sur ces points.

Julia de Gasquet_ 
On a éprouvé ce spectacle en public et notamment au théâtre de La Concorde à Paris en février dernier. Je pense à ces étudiants et étudiantes de Sciences Po qui m’en ont parlé après. Ils sont entrés par l’émotion, troublés par ces trois femmes, et ils ont ressenti l’impact du mouvement féministe des années 70 et les grandes différences que font les femmes d’aujourd’hui avec le mouvement de leurs mères et de leurs grand-mères. C’est intéressant car cela créé des possibilités de dissensus, de réflexions.

SPL_ Il y a une problématique. Le féminisme né de ces années et celui qui est actuellement revendiqué n’a rien à voir ?
Julia de Gasquet_ 
Ces femmes ont l’âge de nos mères. D’un point de vue générationnel, c’est quelque chose d’important de porter cette parole. On se sent parfois à distance comme les jeunes femmes d’aujourd’hui par rapport à nous.

SPL_ Comment, rapporté à notre époque, ressent-on la valeur et la portée de ces lettres ?
Mélanie Traversier_ 
Bien sûr, il y a ce questionnement sur la généalogie, les âges du féminisme et ses évolutions jusqu’à notre contemporain…Mais il demeure des questions qui sont intemporelles. Comment une femme peut-elle être pleinement libre lorsqu’elle aime, lorsqu’elle est délaissée, lorsqu’elle a des enfants ? Ce sont des thématiques qui travaillent toutes les féministes de toutes époques. Comment toutes ensemble, nous pouvons faire corps politique venant d’horizons et de cultures variés. Ce sont des thèmes qui traversent le spectacle pouvant créer aussi des discordances et des débats. Mais une chose frappante est qu’aussi bien au Théâtre de la Concorde qu’au TNB à Rennes, le public en ressort très ému parce qu’il est rattrapé par les mots, par la puissance des questions qui demeurent. À aucun moment ce public n’est pris de haut, on ne lui dit pas comment penser ni faire les choses.
Julia de Gasquet_ C’est important ce que dit Mélanie. Ce n’est pas un spectacle contre les hommes. Il y a des accusations, des moments très forts de violences conjugales. Ce que je trouve juste dans le texte de Léonor, c’est qu’il fait droit à la nuance et parfois aux contradictions. Comment se fait-il que l’amour soit possible ? Comment se fait-il qu’il ne soit pas possible ? Pour moi, c’est l’Alpha et l’Omega de ce spectacle.

La suite de notre entretien ici !

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