Festival Avignon : En aparté avec Julia de Gasquet, Léonor de Récondo et Mélanie Traversier
En 1973 au Portugal, trois femmes appelées « les 3 Marias » consacrent un brûlot politique et littéraire qu’elles publieront l’année suivante. Maria Velho da Costa, Maria Isabel Barreno et Maria Teresa Horta célèbrent à travers une oeuvre hybride et fragmentaire, composée de 120 textes (lettres, poèmes, rapports, textes narratifs, essais et citations), qui questionne ce que peuvent la littérature, les mots et le langage. Plus de 50 ans se sont écoulés et Léonor de Récondo, Julia de Gasquet et Mélanie Traversier envisagent de recréer sur scène et de confronter la parole de ces Nouvelles lettres portugaises à l’aune de la condition actuelle de la femme. A l’occasion de ce nouveau spectacle Le désir du désir du désir, et en amont de leur prochaine lecture au Théâtre de la Concorde,  ces 3 artistes nous ont offert un entretien passionnant ! Vous pourrez les applaudir au Théâtre Barretta à 12h30 au Festival du Off à Avignon du 5 au 26 juillet 2025 !Â
SPL_ Pourquoi vous êtes-vous intéressez à ces nouvelles lettre portugaises ?
Julia de Gasquet_ Je possédais ce texte depuis longtemps. En repensant au Festival de la correspondance de Grignan, j’ai soumis ce texte à Léonor. Elle s’est emparée du texte.
Léonor de Récondo_ Pour ma part, je ne connaissais pas du tout ce texte. Pour le resituer, il est publié en 1972, sous la dictature de Salazar. Ce sont 3 femmes qui vont s’écrire. Elles s’appellent toutes Maria. On ne sait pas qui écrit quoi. C’est anonyme. Elles se répondent sur la condition de la femme. A noter que l’une d’entre elles s’est fait « tabasser » en publiant des poèmes érotiques. C’est dans ce contexte un peu difficile qu’elles vont écrire ce livre qui sera saisi par la police politique. Elles envoient ce texte en Europe. Il sera reçu par toutes les féministes de l’époque de façon très enthousiaste. Ces 3 femmes seront libérées et elles vont devenir ces grandes égéries, ces grandes figures du féminisme international. J’ignorais tout de cette histoire. Le livre est indisponible. Depuis quelques semaines, il est à nouveau traduit et vient d’être à nouveau publié. Mais quand Julia me le met entre mes mains il y a 2 ans, il était indisponible. Julia est formidable !!! (rires). Je le lis et c’est pour moi un choc ! Tout d’abord, la puissance de ce qu’elles disent sur la condition de la femme à l’époque, avec la grande liberté avec laquelle elles en parlent et enfin le procédé littéraire. Le fait de ne jamais savoir qui écrit quoi. 300 pages tout de même ! Il y a de la poésie, de la fiction, des textes plus sociologiques. C’est extrêmement riche, d’un point de vue formel. Je m’interroge de mon point de vue d’écrivaine, à l’aune de ces 50 ans écoulés après sa publication, où en sommes-nous aujourd’hui ? Je tisse un texte citant parfois les Nouvelles lettres portugaises en incorporant un récit que j’ai écrit à ce propos. Il y a donc la figure de l’autrice (la mienne) et la figure des 3 Marias. L’idée est de se perdre sans plus savoir à quelle époque nous nous situons
SPL_ Ce texte est décorrélé des toutes premières lettres portugaises ?
Léonor de Récondo _ Elles se questionnent à propos de cette religieuse, Mariana Alcoforado, qui est devenue l’archétype de la femme délaissée, de la lettre d’amour et la condition de la femme au XVIIe siècle. Il y a une mise en abimes de la condition de la femme du XVIIe à 2024 en passant par 1974.
Julia de Gasquet_ Il y a ces 3 temporalités que l’on entend.
Mélanie Traversier_ Je connaissais Les lettres portugaises et Les nouvelles lettres portugaises pour ma curiosité et ma vive passion pour l’écriture de Monique Wittig. Il faut dire que c’est grâce à elle et Hélène Rochefort que ce texte a été traduit en français et publié au Seuil en 1974. Il s’agit de cette version que nous utilisons. Ce qui m’intéressait personnellement était d’enchevêtrer des générations de femmes féministes, parfois autrices pour questionner la place des femmes, le corps des femmes, le désir et son impossibilité ou encore le défi de toujours désirer dans une société qui maltraite les femmes hier comme aujourd’hui. Il y avait pour moi un geste politique, féministe, artistique et enfin une rencontre amicale au plateau. On était amies mais c’était une magnifique occasion dont on s’est emparées pour créer ensemble quelque chose. Il y a ces résonnances multiples qui nous ont porté sur cette proposition de Julia. Nous sommes des femmes qui vivons dans une démocratie, toutes intellectuelles, comédiennes et artistes.
Julia de Gasquet_ Et nous parlons toutes ces langues. Ces femmes, que nous sommes sur le plateau, ces comédiennes que nous devenons. Cela ne produit pas un théâtre mimétique où l’on va jouer avec des personnages du début à la fin. C’est ce qui est important dans le geste. Il s’agit davantage d’un théâtre qui avère parfois des personnages que l’on voit, et l’on suit notamment Mariana Alcoforado, et les 3 Maria. C’est un théâtre exigeant et on aime que notre public nous suive. On l’espère du moins…
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SPL_ Léonor, comment ne pas perdre le spectateur dans cet enchevêtrement de voix ?
Léonor de Récondo _ C’est tout le défi de ce spectacle. J’apparais au début, les 2 Maria étant déjà sur scène, je les nomme et j’explique ce que l’on va raconter. De facto, je déroule l’histoire de ces 2 Maria et de Mariana. A l’instar de ces 3 Maria qui se questionnent au sujet de Mariana Alcoforado, nous démontrons que nous avons la même démarche de questionnement en intégrant ces 3 Maria. Petit à petit, on tisse et on rentre dans des espaces, notamment celui des Maria (on sait que nous sommes dans les années 70). Moi-même, je continue de les interroger et parfois je les rejoins. Parfois, on s’adresse à Mariana. C’est ainsi que l’on procède pour pouvoir se repérer. A la fin, il y a une sorte de glissement qui vient clore le spectacle avec une interrogation contemporaine sur les questions que se sont posées Mariana et les 3 Maria. Il s’agit d’une boucle. Néanmoins, parfois nous doutons et c’est aussi ce qui m’intéresse car il y a aussi des questions au XVIIe, en 1974 et 2024 qui sont les mêmes. Il y a un espace commun. Tantôt il y a des flous de questionnement de fond qui sont décidés et qui perdurent.Â
SPL_ Quel est la destination de ce spectacle ? D’ordre sociologique ou émotionnelle ?
Léonor de Récondo_ Emotionnelle. J’en visage aussi de ce prisme là . Si il y a de l’art, il y a de l’émotion. Les personnages ont de l’épaisseur émotionnelle sur des questions importantes, sur l’avortement, sur la sexualité de la femme. C’est ainsi que toutes les générations se retrouvent sur ces points.
Julia de Gasquet_ On a éprouvé ce spectacle en public et notamment auprès du public au théâtre de La Concorde en février dernier. Je pense à ces étudiants de Sciences Po qui m’en ont parlé après. Ils sont entrés par l’émotion, troublés par ces 3 femmes, et ils ont ressenti l’impact du mouvement féminisme des années 70 et les grandes différences que font les femmes d’aujourd’hui avec le mouvement de leurs mères et de leurs grand-mères. C’est intéressant car cela créé des possibilité de dissensus, de réflexions. Etre une femme aujourd’hui : quelles sont les grandes questions que nous nous posons actuellement ?
SPL_ Il y a une problématique. Le féminisme né de ces années et celui qui est actuellement revendiqué n’a rien à voir ?
Julia de Gasquet_ Ces femmes ont notre âge quand nos mères sont nées. D’un point de vue générationnelle, c’est quelque chose d’important de porter la parole des mères et des grand-mères. Parfois, on se sent à distance comme les jeunes femmes d’aujourd’hui.
SPL_ Comment rapporter à notre époque, on ressent la valeur et la portée de ces lettres .
Mélanie Traversier_ Bien sûr, il y a ce questionnement sur la généalogie, les âges du féminisme et ses évolutions jusqu’à notre contemporain….Mais il demeure des questions qui sont intemporelles. Comment une femme peut-elle être pleinement libre lorsqu’elle aime, lorsqu’elle est délaissée, lorsqu’elle a des enfants. Ce sont des thématiques qui travaillent toutes les féministes de toutes époques. Comment toutes ensembles, nous pouvons faire corps politique venant d’horizons et de cultures variés. Ce sont des thèmes qui traversent le spectacle pouvant créer aussi des discordances et des débats. Mais une chose est frappante est qu’aussi bien au Théâtre de la Concorde au TNB à Rennes, le public en ressort très ému parce qu’il est rattrapé par les mots, par la puissance des questions qui demeurent. A aucun moment ce public n’est pris de haut, on ne lui dit pas comment penser ni faire les choses.
Julia de Gasquet_ C’est important ce que dit Mélanie. Ce n’est pas un spectacle contre les hommes. Il y a des accusations, des moments très forts de violence conjugales. Une violence initiée par l’homme et reprise par la femme. Ce que je trouve fort dans le texte de Léonor est qu’il fait droit à la nuance et parfois aux contradictions. Comment se fait-il que l’amour soit possible ? Comment se fait-il qu’il ne soit pas possible ? Pour moi, c’est l’Alpha et l’Omega de ce spectacle ?