À l’occasion du Festival Les Singuliers au 104 nous avons pu découvrir la dernière création de la compagnie Gabbiano autour du texte de Stefano Massini « Femme non-rééducable ». Thomas Bellorini met en forme avec maestria ce récit fractionné qui donne à entendre les événements de la deuxième guerre de Tchétchénie par le prisme d’Anna Politkovskaïa. Elle a été en effet la seule journaliste russe à révéler les horreurs de cette guerre, acculée de toute parts pour sa quête de vérité elle fut assassinée lâchement dans son ascenseur. Par son travail de mise en musique et son esthétique épuré, Thomas Bellorini sublime l’écriture témoignage propre au théâtre documentaire, suivant le fil du texte affûté de Stefano Massini, pour un résultat poignant qui laisse le spectateur sidéré face à la violence de l’histoire.

« C’est comme si, dans le monde, il y avait des chambres à coucher, des salons, des salles à manger et -hélas- des débarras. La Tchétchénie est un débarras. Et, de fait, on ne lui consacre que les reliquats de l’information. » Stefano Massini

Ce sont des événements historiques récents, une zone du monde si proche, aux portes de l’Occident et pourtant, la Tchétchénie fait figure d’oubliée. Dans son texte ciselé, précis, Stefano Massini remonte le fil de l’enquête d’Anna Politkovskaïa, un assemblage lucide et distancié de documents, de notes de la journaliste, de carnets qui opèrent une cartographie à froid de la réalité du conflit mais qui tente aussi par le biais du théâtre de poétiser l’horreur. Thomas Bellorini s’empare de cette matière aux multiples ramifications pour en prolonger la lumière, passer du noir le plus poisseux de l’histoire à  quelque chose de solaire et pourtant ancré dans le tragique. Le récit est fractionné, la dramaturgie éclatée, elle assemble au fur et à mesure les pièces du puzzle pour décrypter, pour comprendre les événements autour du triste destin d’Anna Politkovskaïa mais aussi prendre du recul, regarder la guerre dans les yeux, la contextualiser pour tenter de savoir, de comprendre, et de faire enfin sa part de travail de mémoire. Disposés tout autour du plateau les voix et les corps s’élèvent à tour de rôle pour incarner avec force au micro les bribes de cette histoire, des personnages fantomatiques qui délivrent avec émotion leur vérité. Ils sont portés par une équipe d’interprètes de haut-vol, musiciens, chanteurs et acteurs ils sont surtout acrobates dans cet exercice difficile maîtrisant l’oscillation sensible entre la pudeur des victimes, la sobriété face à l’indicible et une rage qui prend aux tripes. La beauté de la composition musicale et la recherche sur les lumières finalisent l’atmosphère de cet écrin délicat, un instant suspendu pour dire, dire le monde tel qu’il est, en dire la noirceur et surtout prolonger la mémoire, c’est aussi cela, le devoir de l’art.

Audrey Jean

« Femme non-rééducable »
Texte : Stefano Massini
Mise en scène : Thomas Bellorini
Collaboration artistique : Hugo Henner

Traduction : Pietro Pizzuti Édition : l’Arche

Avec François Pérache, Édouard Demanche, Adrien Noblet, Zsuzsanna Varkonyi, Marie Surget, Simon koukissa, Brenda Clark, Stanislas Grimbert, Christabel Desbordes et  June Van der Esch

Festival Les Singuliers
Le 104

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