En aparté : Eva Schumacher

par | 13 Août 2022

Eva Schumacher autrice, metteuse en scène et réalisatrice nous a offert une interview depuis le Festival Fringe d’Edimbourg où elle a présenté son cabaret musical et surréaliste, Mr Moon. La profondeur de sa réflexion quant à son parcours artistique et l’intelligence qu’elle nourrit dans ses créations sont porteurs d’une folie burlesque soulevant des thématiques très réalistes. 

Vous disposez d’une formation peu banale puisqu’après vos études au Conservatoire Régional d’Art Dramatique, vous vous êtes formée au théâtre de mouvement et à la pédagogie Lecoq à l’école LASSAAD de Bruxelles. Qu’est-ce qui vous a motivé à suivre cet enseignement ?
Eva Schumacher_
J’avais beaucoup de frustration sur l’enseignement du théâtre de manière générale parce qu’il y avait un mouvement visuel et transdisciplinaire comme la danse qui me manquait. La méthode Lecoq permet d’avoir cette transversalité des disciplines et une très grande ouverture à l’incorporation du chant, de la musique, de la danse en plus du texte. Cette formation était la meilleure à rajouter à mon cursus.

Ces outils vous ont permis de prendre un virage davantage militant puisque vous avez développé des ateliers associant des personnes à handicap mental débouchant sur un spectacle en 2017 Je ne trouve pas mes mots à dire. Comment expliquez vous cette orientation ?
E.S._
J’avais toujours envie de travailler avec des groupes mixtes, amateurs et professionnels. Lorsque j’ai fait la rencontre du centre Sésame à Bruxelles, j’ai eu l’opportunité de monter 2 spectacles avec eux dont Le Rêveur en 2018. Cela a été l’occasion d’expérimenter comment on crée un groupe qui soit vraiment mixte entre professionnels et amateurs, entre professionnels de santé, acteurs et personnes porteuses de handicap mental. Cela m’a ouvert cette dimension inclusive dans le travail. Ne pas travailler exclusivement sur auditions avec des personnes qui avaient un parcours standard.

On peut imaginer que l’écriture et la mise en scène se sont rapidement imposées à vous puisque vous avez créé Je t’appellerais Eve, un spectacle autour des violences de genre. Un spectacle mariant danse, théâtre te musique qui a été joué au Festival des féminins à Paris et au Fringe Festival d’Istanbul. Comment cette thématique s’est imposée à vous ?
E.S._ J’avais cette idée, enfin ce texte en tête, Lulu de Frank Wedekind qui m’obsédait depuis quelques années. Il m’a paru évident de refaire une lecture autour du personnage central de la pièce. Les violences de genre est un sujet très important pour moi et notamment les violences sexuelles. L’idée était d’écrire sur le parcours d’une très jeune femme. Comment, en entrant dans la vie, dans ses premières relations amoureuses ou amicales, la femme est « objectifiée ». J’ai fait une espèce de parallèle entre des récits, des témoignages, mon expérience personnelle et le personnage Lulu de Wedekind qui dans la pièce ne parle pas. Wedekind ne voulait pas lui mettre de mots dans la bouche étant un homme. Et moi, je voulais savoir ce qu’elle pouvait penser de son parcours de vie;

Le théâtre de mouvement étant l’un des ressorts du succès de vos spectacles, comment avez-vous réussi à les internationaliser ?
E.S._ Je pense que l’école que j’ai faite était effectivement internationale. On a toujours travaillé en plusieurs langues. Nous n’étions que 2 françaises. Et cela m’a semblé évident de travailler à partir des rencontres que je faisais. Il faut noter que le théâtre de mouvement est davantage répandu à l’extérieur de nos frontières. Très vite, le réseau d’artistes que je me suis constitué et avec lequel je voulais travailler s’est avéré être international.

Mais précisément concernant vos créations, comment avez-vous réussi à produire vos créations à l’étranger ?
E.S._ J’ai eu la chance de rencontrer Snowapple qui m’a donné cette chance, il y a 4 ans. Il s’agit d’un collectif d’artistes bien implanté entre México et les Pays-Bas avec des antennes en Italie et en Espagne. On a pu mettre en place des tournées à l’internationale. Il y avait là toutes les possibilités de mise en place ainsi que le réseau. Il faut savoir que ce groupement d’artistes était un collectif musical à la base, un trio qui avait déjà tourné dans le monde entier; Pour nous, cela a été plus facile de retrouver ce public même si on leur proposait une transition, un changement à 180°, voire 360° vers le théâtre. Il y avait là cette base existante.

Si 2019 est l’année de votre engagement auprès de Snowapple, il est  également celui de votre combat en faveur de la lutte contre la violence faite aux femmes au Mexique. Mr Moon, ce cabaret musical qui a tourné en Europe et au Mexique, que vous avez écrit et mis en scène en découlent logiquement. Ce théâtre de mouvement que vous défendez, est-il un moyen de traduire votre engagement personnel ?
E.S._ Oui je mets énormément de moi-même dans ce que je fais de manière différente et je pense que ce n’est pas toujours visible. Une des choses qui fait partie de mon engagement et qui se ressent dans les projets que je fais est de donner la place aux artistes qui constituent le projet. Il y a des projets où je viens avec une idée mais souvent j’essaye principalement de m’axer sur les personnes avec qui je travaille. C’est pourquoi, lorsque je travaille avec des personnes porteuses de handicap, j’avais des idées de thèmes qui surgissaient et après j’ai travaillé avec chacun pour voir où ils se situaient par rapport au thème. C’était pareil avec Mr Moon, je suis venue avec un thème que j’avais envie de travailler qui était la marginalité parce qu’elle semblait être pertinente pour eux, à leurs préoccupations. Mon engagement est d’aller toujours au plus près des gens avec qui je travaille. Je n’aime pas les personnages, je n’aime pas ce qui est loin de la réalité. J’aime m’attacher aux gens.

Donc, cette création de ce cabaret musical, Mr Moon provient de désir de proximité ? 
E.S._ Tout à fait. Lorsque j’ai rencontré ces artistes, on s’est dit qu’il fallait écrire un spectacle ensemble. A la base, c’était un plus petit groupe, des personnes très différentes, Nora, qui est marionnettiste et actrice de mouvement, néerlandaise, une personne qui venait du Mexique qui disposait davantage d’un parcours musical, Laurien qui est néerlandaise, chanteuse d’opéra et en même temps la directrice artistique. L’idée était de partir de ces artistes avec leurs moyens personnels de s’exprimer. De cette façon, on peut créer une histoire. Ce fut une quête de ce langage commun, parlé, visuel ou sonore. Je suis partie de leurs personnalités plutôt que de leur plaquer quelque chose dessus.

Comment les avez-vous sélectionnés ?
E.S_
Je ne les ai pas sélectionnés. Ce sont vraiment les gens qui arrivent. Ce ne sont que des rencontres. C’est ce noyau qui existait déjà chez Snowapple quand je suis arrivée mais c’est vraiment sur la route qu’on a rencontré les gens en donnant des stages ou en faisant notre festival. Et puis chacun est toujours libre d’amener quelqu’un. Mais lorsque nous organisons des stages donnés par nos mentors ou les personnes qu’on respecte beaucoup comme Norman Taylor, notamment, qui a effectué pas mal de stages chez nous. On invite tous les gens qui nous intéressent et on voit un peu ce qui se passe quand on est tous sur le plateau.

Comment avez-vous répéter avec ces artistes de différentes nationalités ?
E.S_
Comme nous sommes tous assez loin les uns des autres, on répète toujours sur des périodes assez longues. On fait des sessions de vie en communauté pendant un mois en répétant tous les jours. Et nous organisons des concerts le soir pour expérimenter des parts du spectacle. On a répété à Amsterdam où on a eu la chance d’avoir un partenariat avec un premier théâtre, autrefois cinéma anarchiste, qui s’appelle Roode Bioscoop qui est un très joli lieu au coeur d’Amsterdam. Cet endroit est devenu le coeur même de notre festival Jardin Rouge. On a pu répéter à Amsterdam dans un autre lieu pendant la pandémie en échange d’un retour auprès des habitants du quartier. On a fait des concerts en extérieur sur la place publique avant d’aller répéter. Ensuite, nous avons pu répéter à Mexico directement parce que car nous y disposons d’une maison d’artistes que l’on a créé La Casa Snowapple. Récemment, on a fait une session de répétition de 3 semaines en avril où nous étions tous hébergés là-bas. Mais c’est un spectacle qui est constamment en répétition. Comme il y a tout le temps des artistes qui rejoignent le projet, qui en sortent ou qui ramènent des nouvelles chansons … Le projet passe son temps à évoluer.

Précisément, comment écrit-on une mise en scène qui évolue en permanence ?
E.S_ Il y a beaucoup d’expérimentations. Je me suis attaché aux personnages centraux de cette histoire et j’ai commencé à écrire des textes que Laurien a incorporé dans les chansons et de là est partie cette forme de narration de conte sur la route. Dans mon processus, j’essaye de créer des images pensées en tableaux vivants et de voir avec chacun comment il peut s’intégrer dans ce tableau et quel est son parcours individuel. Ce spectacle se créée avec les personnes parce qu’on suit leurs parcours individuels dans le spectacle et lorsqu’on travaille ensemble, il y a un aspect de formation. Par exemple, nous avons travaillé avec 4 jeunes femmes mexicaines qui venaient d’Oaxaca et qui n’avaient jamais fait de théâtre, Je fais la mise en scène et en même temps je forme. Donc, on les a formées aux outils de base du théâtre de mouvement. Il y a un double mouvement en permanence quand on travaille ensemble.

Qui sont ces musiciennes mexicaines ?
E.S_ Quand on  est partis au Mexique en Octobre pour une tournée plus musicale, on a rencontré ces filles, au nombre de d’une quarantaine, qui font partie d’un orchestre qui est le seul orchestre 100% féminin du sud du Mexique. Leur groupe s’appelle Viento Florido. On a commencé à tourner avec elles, une petite partie de l’orchestre, jusqu’au moment où nous sommes arrivés dans leur village où nous avons fait 2 grandes dates avec les 40 filles. Cela a été une rencontre assez impressionnante parce qu’elles ne viennent pas du même univers que moi. Ces femmes doivent se battre pour avoir accès à la musique dans un monde où les cuivres ne sont pas faits pour les filles, que la musique n’est pas un choix de carrière et que le répertoire essentiellement écrit par les hommes doit être interprété par les hommes. C’est un groupe très fort de femmes avec lequel nous avons fait une vidéo dans la montagne, que l’on peut considérer comme un manifeste entre Snowapple et ce collectif. Cette vidéo représentait une chanson de Snowapple arrangée par leurs soins, Hechizo – Evil Wizard. Quand nous sommes rentrés du Mexique, il nous semblait évident de les inviter à rejoindre le projet. Evidemment, nous ne pouvions pas prendre les 40. Mais il s’est trouvé 4 musiciennes qui pouvaient prendre des pauses dans leurs parcours ou dans leurs études qui nous ont d’abord rejoint à Amsterdam, ensuite à Avignon et entretemps on a fait une nouvelle tournée au Mexique.

Quel est le système de financement pour payer cas artistes ?
E.S_ On a la chance d’avoir des soutiens par les différents pays dans lesquels on travaille. En outre, on a une activité plus régulière qui est la production d’albums, Snowapple produit depuis 10 ans des CD. On joue également énormément. On a les tournées Mr Moon parallèlement aux concerts qui tournent en simultané. Parfois, on fait des doubles tournées aussi. On cherche un équilibre entre ce que nous arrivons à produire comme revenus et les aides gouvernementales.

Mr Moon a été présenté au OFF d’Avignon et au Fringe d’Edimbourg. Comment a-t-il été reçu par le public en général ?
E.S_ Il a été très bien reçu car le public est toujours  surpris car il s’agit d’une forme très différente de ce qu’ils ont pu voir. La nouveauté et la sincérité de notre travail se ressentent. Cela confère un présupposé très positif parmi les spectateurs. Le public n’est pas habitué aux formes pluridisciplinaires notamment en France. A contrario à Edimbourg, cette forme est normale.

Des projets sont en cours notamment avec le Phénix Festival, pouvez-vous nous en toucher un mot ?
E.S_ Je préfère passer la parole à Sandra Vollant, fondatrice de ce festival.
Sandra Vollant_ La philosophie du Phénix est la même que celle de Snowapple. Elle repose sur le mouvement. Il y a un côté zéro frontière que l’on retrouve dans le Phénix puisqu’il fait partie de son ADN. Il y a quelque chose qui m’intéresse beaucoup à l’instar de ce qu’on a créé comme partenariat avec la Réunion est de fait la même chose avec les Pays-Bas. Il y a cette complémentarité des compétences qui m’intéresse également. Je pense qu’au sein du Phénix Festival, on n’a pas encore intégré dans notre « zéro frontière » des registres disciplinaires, cette notion de cabaret, de burlesque. Comme le dit Eva, ce n’est pas français. Même si on le voulait, je suis pas sûre qu’on trouverait. Le fait d’intégrer Jardin Rouge au Phénix Festival, c’est leur laisser la part à ce registre-là. Car elles disposent de connaissances, de compétences, elles pourront nous apporter cette registre au sein du Phénix. Snowapple est un vaste territoire. On sent avec Eva et Laurien qu’on a plein de choses à faire ensemble. On apprend à identifier ce qu’on ressent à  brûle pourpoint comme similitudes. Et après, cela se matérialisera clairement. Eva m’a proposé, au travers de Jardin Rouge, d’ouvrir le week-end, un créneau le soir, un peu underground. A partir de minuit, le Phénix Festival se transforme en quelque chose de plus souterrain, fantastique et fantasmagorique. Ce que j’aime dans le travail d’Eva est cet éclairage sur la notion de sexe, homme-femme, femmes-femme, homme-homme qui rappelle la composition du Comité de sélection du Phénix. Dans ce phénomène de cabaret burlesque, il y a cette notion de sexe, zéro frontière. A la manière du partenariat avec le Festival Komidi de la Réunion, il faudrait voir comment le phénix Festival pourrait s’implanter aux Pays-Bas. Cela permettrait de créer un Jardin Rouge à Paris et un Phénix aux Pays-Bas.
E.S_ Moi, je suis chargé de programmation sur Jardin Rouge, Tout est fait de manière collégiale. Tout est discuté avec Nora et Laurien mais c’est moi qui est signé en grande partie la programmation cette année. Par ailleurs, on développe tout un pan éducation qu’on développe avec Snowapple qui va permettre de définir notre méthode car nous donnons beaucoup de stages. On est constamment en train de recevoir transmettre. Il est nécessaire d’éclaircir notre méthode de transmission. Le fait est que nous sommes suivis par plusieurs personnes à l’université qui veulent écrire sur nous. J’aimerais aussi partir en résidence d’écriture pour de nouveaux projets. Enfin prochainement, nous aurons un long-métrage qui va sortir réalisé par Snowapple / Moon Cabaret qui est dans le même univers que Mr Moon qu’on a réalisé avec Laurien et Nora qui est un film très expérimental, très visuel basé sur des poèmes que j’ai écrits sur la disparition de la lune, Moonless Night, qui va sortir cette année dans plein de festivals.
S.V._ J’ajouterais que Snowapple à travers Mr Moon, dans le cadre des liens entre le Phénix Festival et le Studio Hébertot, fera le lancement de saison du Studio le 5 septembre prochain, 78 bis boulevard des Batignolles, Paris 17e.

Propos recueillis par Laurent Schteiner

© Louis de Ducla

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