En aparté : Emmanuelle Laborit

par | 5 Déc 2022

Emmanuelle Laborit est la directrice de l’International Visual Theatre (I.V.T.) depuis 2003. Ce Centre de ressources linguistiques et artistiques, dédié à la culture sourde, est la première institution de France en la matière. Emmanuelle Laborit à la fois comédienne, autrice et metteuse en scène nous a livré, en compagnie de Jennifer Lesage-David elle-même co-directrice depuis 2014, un entretien passionnant sur les missions du Centre qu’elles dirigent  toutes deux. Cet échange  a été possible grâce à la complicité de Corinne Gache, interprète en Langue des Signes.

L’I.V.T. a plus de 45 ans. Que vous inspire cette longévité ?
Emmanuelle Laborit _
Pour moi, c’est un peu particulier. C’est un lieu que j’ai découvert quand j’avais 7 ans, le coeur de la culture de la Langue des Signes.  C’est là que j’ai appris la Langue des Signes. Pendant très longtemps, la Langue des Signes a été bannie en France. Elle a toujours été mise de côté, encore maintenant du reste. On voudrait rendre les sourds normaux mais pour moi, cela a été un lieu de naissance. Maintenant je vois une évolution, une professionnalisation. Au départ, c’était une petite équipe. C’était quelque chose de nouveau. Maintenant c’est une équipe professionnelle avec des vrais métiers, des artistes, des comédiens, des techniciens, des formateurs. Par ailleurs, il y a eu énormément de recherches linguistiques autour de la Langue des Signes, ce qui nous a permis de faire des liens entre la Langue et la culture. A l’heure actuelle, nous avons acquis une qualité professionnelle. En ce qui concerne le reste du monde, l’I.V.T. se bat pour trouver sa place au milieu des autres, vis-à-vis des réseaux de théâtres existants. Avec Jennifer, notre travail est de trouver notre place. Je trouve que c’est une belle évolution. Mais nous n’avons pas fini notre travail.
Jennifer Lesage-David (co-directrice)_ L’I.V.T. est né au moment du réveil sourd. La Langue des sourds a été proscrite pendant 100 ans. C’est un drame pour les sourds car cela les met dans une situation d’échec scolaire, en difficulté avec le français. Cela les met dans un parcours de rééducation constante alors que la Langue des Signes existe. Elle permet l’épanouissement, le développement cognitif des enfants. Moi, je suis née malentendante dans un milieu entendant qui ne connait pas les sourds. J’ai grandi dans un effort pour m’adapter aux entendants en me faisant passer pour une entendante pour m’intégrer. J’ai découvert la Langue des Signes à 18 ans, c’était quand même tard. Tout cela pour vous dire à quel point la Langue des Signes est méconnue. Lorsque j’avais 18 ans, elle n’était pas très visible. Mais une fois trouvée, ce fut pour moi une clé, une autre forme d’épanouissement et j’ai pu choisir un autre chemin pour ma construction identitaire. C’est 45 ans de militantisme, de promotion pour que la Langue des Signes soit reconnue et se diffuse. Pour moi, c’est l’héritage de ce patrimoine qui est très important. Par rapport à nos fonctions de co-directrices, on a la responsabilité de préserver ce patrimoine, de le partager, de le développer et de promouvoir la culture sourde et ses artistes associés. La Langue des Signes a un petit effet de mode en ce moment. Elle est beaucoup utilisée par des artistes entendants. C’est bien ! On est pour la mixité mais cela ne doit pas se faire au détriment des artistes sourds.

Quelles sont les missions de ce centre ?
E.L._
Il y a 3 pôles. Tout d’abord,  la langue, la culture avec un centre artistique. Nous sommes un théâtre avec une programmation. La moitié des spectacles ont de la Langue des Signes et l’autre moitié est plus axée sur le visuel, sans texte ni signe. C’est également un centre d’enseignement de la Langue des Signes. Donc un centre de formation linguistique et centre de formation artistique car nous organisons des ateliers, des master classes. A cet effet, nous invitons les artistes pour qu’ils puissent transmettre leur art, l’art sourd (le chorsigne…). Nous gardons aussi toutes les archives de tous les signes depuis le début d’IVT. Nous avons beaucoup d’archives et de vidéos que nous pouvons ouvrir au grand public. Le projet que nous avons avec Jennifer est de partager toutes ces ressources en accompagnant des compagnies. Nous sommes très sollicités par de très jeunes compagnies ou des compagnies expérimentées qui souhaitent travailler autour de la Langue des Signes. Nous les accompagnons avec un regard extérieur pour travailler autour de l’adaptation, trouver des artistes sourds car tout de même ici, nous disposons d’un réseau très développé d’artistes sourds.
J.L-D._ Je complète car on est aussi sollicités par La Philharmonie, le Louvre, le Centre Pompidou et nous intervenons plus comme expertes. Dans ces lieux, on les aide à développer leurs projets, mais on les aide aussi, on les forme à l’accueil des publics sourds. On a aussi créé des master-classes artistiques pour la formation des artistes senior sourds qui ont très peu d’accès aux formations professionnalisantes.

Comment fonctionnez-vous financièrement ? Combien avez-vous de salariés et de bénévoles ?
J.L-D._
On a 20 permanents entendants et sourds mélangés. Notre langue de travail est la Langue des Signes. Il y a une trentaine de bénévoles (noyau dur). Sue le modèle économique, nous avons des conventions de partenariat avec la DRAC sur la Ville de Paris, la région IDF et on reçoit le soutien de la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France (DGLFLF). Les subventions publiques couvrent 40% de notre budget. On perçoit 10% de subventions supplémentaires sur les projets et enfin à 50% en auto-financement. 

Comment analysez-vous cet engouement des artistes entendants pour la Langue des Signes ? Un effet de mode ? 
E.L._ La place de lsf sur scène se développe et c’est positif ! C’est un challenge à relever pour un acteur de ne pas utiliser la parole. C’est plutôt bien. Personnellement je n’ai aucun problème. La seule chose que je demande est que l’on n’abîme pas cette langue. Imaginez-vous que l’on demande à un comédien qui parle très mal le français en jouer en français, ce n’est pas très agréable. C’est pareil pour la Langue des Signes. Il y a des gens qui pensent que c’est facile : « c’est bon, je la connais ! » Pas du tout ! Il faut du temps, c’est une langue pour la parler avec toute sa finesse, sa subtilité, ses précisions. On respecte une langue. Je suis très exigeante sur ce point. Maintenant que des entendants utilisent la Langue des Signes, cela ne me pose aucun problème. Mais il faut que ce soit une belle qualité de langue. Il faut protéger la Langue des Signes et les sourds et non pas jeter les sourds à la poubelle. C’est cela qui me hérisse. Il faut que l’on travaille ensemble et non pas à la place de. C’est comme à une certaine époque, la Langue des Signes a été bannie de L’Education Nationale, tous les entendants avaient le droit d’enseigner et pas les sourds. Ce m’a toujours rendu folle ! C’est pareil pour les artistes.
J.L-D._ C’est depuis la loi sur l’égalité des chances en 2005 où la Langue des Signes s’est développée, il y a des lieux qui s’en sont saisis pour rendre accessible des spectacles sauf que la Langue des Signes est devenue un outil d’accessibilité  alors qu’elle n’est pas que cela. La Langue des signes n’est pas un outil, c’est une langue avec une richesse linguistique et scénique. Notre travail se saisit de cette richesse comme matière artistique. Il y a aussi la limite qui est importante car lorsqu’un spectacle va utiliser la Langue des Signes et qu’il n’y a aucun sourd sur scène, j’ai un souci d’éthique avec ça. Alors oui, la Langue des Signes est une langue de partage mais il est important pour nous qu’elle soit apprise et pratiquée par le plus grand nombre. Mais après, il s’agit de la Langue des sourds où leur histoire se doit d’être prise en considération.

Quelles sont les limites de la loi de 2005 qui reconnait la notion de handicap et reconnait la Langue des Signes comme langue à part entière ? Quelles sont vos réserves ?
E.L._ En ce qui concerne cette loi, c’est un bout de papier. S’il n’y a pas de décrets d’application, cela ne sert à rien. Moi, je trouve qu’il s’agit d’une loi un peu hypocrite. Il est dit qu’il existe le libre choix pour les parents. Dans la réalité, ils n’ont pas le choix. Quand ils ont un enfant sourd, ils ne peuvent pas choisir la Langue des Signes. S’ils font ce choix-là, c’est un combat pour eux sans fin pour avoir le droit à un enseignement en Langue des Signes. Il faut arrêter de se raconter des histoires. Je sais que paradoxalement, il y a une loi qu’on peut mettre en avant bien qu’elle ne soit pas mise en place partout.

 

©Anthony Arroseres

Vous avez plusieurs vies, Emmanuelle Laborit : vous êtes directrice de l’I.V.T., comédienne, autrice et metteur en scène… Où va votre préférence ?

E.L._ Je suis une artiste avant tout. Le travail que je mène ici en tant que directrice, m’a permis d’apprendre beaucoup de choses. Lorsque je suis arrivée en 2003 j’étais artiste à plein temps. Maintenant je partage mon activité. Je suis directrice, mon souci est de gérer cette structure, animer l’équipe, se fixer des objectifs de diffusion de la Langue des Signes. Enfin, mener ce combat avec mon équipe. C’est ce que nous mettons en place avec Jennifer. Il est vrai que j’ai envie que l’on s’adresse aux jeunes générations. parce que pour moi, c’est l’essentiel. Demain, je vais partir et il faut que l’I.V.T. continue. Pour moi, ce qui importe avec Jennifer est de réaliser une transmission de qualité, notamment à travers les master-classes que nous organisons.

Vous avez ces dernières années élargi votre palette artistique par la création de chansignes, notamment à la Philharmonie de Paris (Expo Hip Hop 2021 et un Opéra sur La décision de Bertold Brecht avec le concours de 2 chansigneurs professionnels et un choeur de 13 chansigneurs amateurs). Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? 
E.L._ Pour ce qui est du chansigne, il s’agit d’un art sourd. Moi j’ai grandi avec une relation à la musique un peu particulière. Dans ma famille, tout le monde savait que j’étais sourde mais on ne m’a jamais empêché d’aller vers la musique. Ce qui n’est pas le cas dans de nombreuses familles. Mes parents m’ont emmené voir des concerts à plusieurs reprises. J’ai vu cette énergie. Beaucoup pensent qu’aller voir un concert, c’est juste du son. Non, pour moi c’est beaucoup plus profond que ça. La vue, les couleurs, les vibrations, tout est important. Le corps dans son entier est engagé. Je me souviens lorsque nous avons ouvert le théâtre pour l’inauguration, nous avons proposé à un groupe d’artistes sourds de travailler sur une recherche autour du chansigne. Ce fut un atelier de longue durée. Au départ, certains étaient réfractaires et imaginaient que c’était pour les entendants. Mais non, il s’agit du chansigne, c’est également pour nous. On a alors commencé de travailler autour de chansons. On a touché à tous les genres. C’est pa-ssio-nnant. Moi, j’ai senti que chez tous les sourds, on a un  coeur qui bat et donc on a un rythme et une musicalité intérieure. j’ai trouvé que c’était intéressant de passer de la chanson au chansigne. La transposition d’un texte dans d’autres langues dans un autre canal qui n’utilise pas l’appareil auditif mais un canal visuel en jouant uniquement avec le corps est proprement passionnant. C’est un trésor que l’on n’a pas fini d’explorer. Pour la Philharmonie, il s’agit d’un partenariat qui existe depuis longtemps où on a fait une sensibilisation autour de la langue sourde. On a fait beaucoup d’ateliers pédagogiques aves des amateurs. Ce travail est intéressant. Comparer le travail des entendants basé sur l’audition et le travail des sourds axé sur la vision, il y a là un carrefour très intéressant. Il y a eu 3 jours de répétition avec les pros, 3 jours de travail avec les amateurs. Le budget ne nous permettait pas de faire plus. Mais malgré tout on a réussi à présenter une proposition artistique. A la Philharmonie, ils étaient tous ravis de cette mixité parmi les artistes et parmi le public. 

Vous avez été la première artiste sourde à recevoir le Molière de la révélation théâtrale, en 1993 pour les Enfants du Silence. Que vous a apporté cette récompense ?
E.L._
En 1993, dès que j’ai eu le Molière, j’ai immédiatement parlé de l’I.V.T., je n’étais pas du tout directrice à l’époque de l’I.V.T. . L’I.V.T. était situé au Château de Vincennes. Il fallait trouver un autre lieu car l’I.V.T. ne pouvait plus présenter ses spectacles pour des raisons de sécurité. A Vincennes, il était acquis que l’I.V.T. devait quitter ce lieu. Pendant 10 ans, l’I.V.T. a erré de théâtre en théâtre. Un jour, Jacques Toubon, ministre de la Culture de l’époque m’a donné rendez-vous. J’ai aussitôt appelé Jean-François La Bouverie, qui était le directeur de l’I.V.T. afin qu’il m’accompagne. Pour moi, ce Molière était lié à tout, l’I.V.T. A l’époque, j’étais jeune et je pensais que l’on pourrait ouvrir toutes ces portes. Que l’on assiste à une véritable évolution, que les artistes sourds fassent partie du paysage culturel… L’année prochaine, cela fera 30 ans que j’ai eu ce Molière ! Il n’y a rien eu ! Il n’y a pas eu d’autres révélations, d’autres artistes sourds qui ont reçu un prix. Ce que je peux dire est que je connais beaucoup d’artistes sourds très talentueux pour qui j’ai un grand respect et qui n’ont jamais été reconnus ni reçus de prix. Le combat n’est pas terminé…

Plus récemment, vous avez interprété La Performance avec Ramesh Meyyappan et Ross White dans une mise en scène d’Andy Arnold. Quelle est la genèse de ce projet ? 
E.L._ C’est une idée très simple. Avec Ramesh,, on a eu envie de jouer ensemble. Je connais Ramesh depuis maintenant 20 ans. On programme ses spectacles parce que c’est un des très rares artistes qui travaille dans le visuel. Il a un univers visuel et corporel très fort. Il ne touche pas du tout à la Langue des Signes. Il fait vraiment du beau travail. Il avait rencontré Andy qui avait été le metteur en scène de sa dernière création Off Kilter. Ramesh a exposé à Andy notre projet de travailler avec ensemble. Andy ne me connaissait pas. Il est directeur du Tron Theatre à Glasgow. Il a fait des recherches sur mon parcours, sur mon travail. Il a trouvé que Ramesh et moi étions complètement à l’opposé l’un de l’autre. Mais c’était justement ça qui était intéressant ! Andy a très vite compris en travaillant sur le contraste que nous sommes. Moi qui suis davantage comédienne de textes littéraires et lui qui est plutôt dans le mime, la pantomime. En travaillant de la coulisse, il a voulu que cet endroit devienne un lieu de spectacle, un croisement des formes artistiques. Bien sûr, il y a cette référence au film français ancien en noir et blanc mais pas uniquement…

Propos recueillis par Laurent Schteiner

 

 

 

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