Comment est née l’idée d’une telle association ? c’est la toute première question qui vient à l’esprit à la lecture des informations autour de ce spectacle actuellement programmé au Théâtre Paris-Villette. « Toute nue » est en effet une variation pour le moins originale de « Mais n’te promène donc pas toute nue » de Feydeau puisque la metteure en scène Émilie Anna Maillet réalise à partir de ce texte un savant maillage avec des extraits de textes de Lars Norén. Une rencontre improbable entre deux siècles, deux styles, deux auteurs que rien ne lie, deux mondes en sorte, pour un résultat parfait d’une intelligence folle et d’un charme irrésistible.

Les époux Ventroux ont une situation enviable, monsieur est un grand homme politique au sommet de sa carrière. Leur appartenance à ce milieu leur impose par contre d’entretenir une image publique policée et en théorie bien sous tous rapports. Seulement voilà, tenir son rang c’est fatigant, il y a des jours où il fait trop chaud, il y a des jours où le poids des convenances se fait trop lourd et Clarisse Ventroux est dans un de ces jours-là. Clarisse a besoin aujourd’hui d’être écoutée, d’être considérée, d’exister… devant un mari profondément à côté de la plaque ce besoin se transforme progressivement en rage, en fronde délicieusement déshabillée et enfin en cri sauvage pour la liberté. Chacun campant sur ses positions et exacerbant la rancoeur de l’autre, le couple est pris dans un tourbillon, une mécanique infernale de surenchère absolument destructrice et jubilatoire.

Associer Norén à Feydeau relève ici tout bonnement du génie, le cynisme et la violence intrinsèque à l’écriture de Lars Norén se superpose avec brio à l’apparente légèreté de celle de Feydeau pour en révéler finalement sa perspicacité, et pour l’ancrer pleinement dans notre époque. Au vu des récentes libérations de la parole féminine, des recherches sur la charge mentale et autres remises en question des rapports hommes/femmes « Toute nue » prend alors des allures d’acte de révolution, de manifeste furieusement drôle évidemment mais qui n’oublie pas de dénoncer les vieux schémas, l’hypocrisie du monde politique et des rapports de dominations en général. La construction de l’intrigue fait appel à une mécanique de vaudeville bien rodée renforcée par la présence d’un batteur au plateau, une ascension inarrêtable de la colère jusqu’à une apothéose jouissive, une destruction symbolique de l’espace scénique, véritable explosion orgasmique finale. Il faut dire à quel point la mise en scène de ce spectacle est virtuose, tout s’imbrique avec maestria, le fond et la forme sont en résonance perpétuelle et donnent lieu à une chorégraphie léchée particulièrement impressionnante. Au-delà de l’originalité et la pertinence de cette proposition autour du texte, ce qui frappe dans le travail c’est assurément cette maîtrise absolue de la rythmique comique. L’intrigue est haletante bien sûr, la construction de ce crescendo grandissant est diablement efficace mais la recherche sur le geste, sur la répétition propulse le spectacle dans une forme survoltée d’une précision redoutable. Une colossale scénographie de toute beauté renforce la démultiplication au moyen de la vidéo et d’espaces imbriqués les uns dans les autres. Ce jeu féroce s’empare également des mots même, Émilie Anna Maillet dans sa direction d’acteurs trouve en effet un malin plaisir à titiller les différentes oralités, à créer des effets dans les débits, dans les cassures, opérant une harmonie étrange et ludique entre les langues de Feydeau et de Noren. Il fallait une distribution extrêmement solide pour assurer cette mission d’orfèvre et c’est ici sans aucun doute le cas. Aucune fausse note, l’équipe est intégralement investie dans cette gymnastique des corps et des zygomatiques. Un pur régal.

Audrey Jean

« Toute nue » mise en scène et dramaturgie Émilie Anna Maillet 

avec Sébastien Lalanne, Denis Lejeune, Marion Suzanne, Simon Terrenoire ou Mathieu Perotto, et François Merville (batterie)
scénographie Benjamin Gabrié
création vidéo Maxime Lethelier, Jean François Domingues et Noé Mercklé
création musicale François Merville
D’après Mais n’te promène donc pas toute nue de Georges Feydeau et des extraits de l’œuvre de Lars Norén tirés de ses pièces La Veillée (traduction de Amélie Berg), Détails (traduction de Camilla Bouchet et Amélie Wendling), Démons (traduction de Per Nygren et Louis-Charles Sirjacq) et Munich-Athènes(traduction de Pascale Balcon).
Lars Norén est publié et représenté par L’ARCHE, éditeur & agence théâtrale.

photos © Maxime Lethelier

Jusqu’au 21 Mars au Théâtre Paris Villette 

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